Pour comprendre le lien entre le Chan et le Zen, commençons par un fait fondamental. Les Chinois disent « Chan » et les Japonais « Zen », mais ils utilisent tous deux le même caractère : 禅.
Ces mots viennent du terme sanskrit Dhyāna , qui signifie simplement « méditation ».
Ce simple fait cache une profonde évolution du bouddhisme en Asie de l'Est. La pratique aujourd'hui mondialement connue sous le nom de Zen n'est pas née au Japon. Elle a été façonnée en Chine à une époque de grande perspicacité et d'idées nouvelles. Pour vraiment comprendre le Zen, il faut d'abord connaître le Chan.
Nous explorerons comment cette pratique est passée de l'Inde à sa grande transformation sous les dynasties Tang et Song en Chine. Nous nous pencherons sur la figure clé de Huineng, le sixième patriarche, et verrons comment ses idées sont devenues essentielles à la tradition qui s'est ensuite répandue dans le monde entier.
Le voyage du mot
L'histoire de ce mot illustre comment une profonde pratique spirituelle a traversé les cultures au fil des siècles. Elle a débuté en Inde avec une idée bouddhiste fondamentale sur la méditation profonde.
Le mot sanskrit était Dhyāna (ध्यान), un moyen essentiel de développer le calme et la clarté mentale.
Lorsque le bouddhisme s'est répandu en Chine vers le Ve siècle, Dhyāna est devenu 禅那 (Chánnà) en chinois. Plus tard, ce caractère a été raccourci en un seul caractère, Chan (禅).
Bien plus tard, lorsque des moines japonais se rendirent en Chine pour étudier cette puissante forme de méditation, ils rapportèrent à la fois les enseignements et la façon chinoise de dire 禅. En japonais, ce terme devint le zen.
Ce partage de mots et d’idées spirituelles s’est poursuivi dans toute l’Asie de l’Est, créant des traditions connexes.
Région | Terme original (sanskrit) | Terme transmis | Signification |
---|---|---|---|
Inde | Dhyāna (ध्यान) | N / A | "Méditation" |
➡️ Chine | N / A | Chan (禅) | Adopté au 5e siècle de notre ère |
➡️ Japon | N / A | Zen (禅) | Adopté au XIIe siècle de notre ère |
➡️ Corée | N / A | Séon (선) | |
➡️ Vietnam | N / A | Thiền (Thiền) |
Le parcours de ce mot raconte l'histoire de la pratique elle-même. Il témoigne d'une ligne directe de compréhension, transmise d'un esprit à l'autre, évoluant au gré des langues tout en conservant son sens profond.
Les graines de la révolution
On dit que le Chan en Chine a débuté avec un moine indien nommé Bodhidharma, arrivé vers le Ve siècle. Il est connu comme le premier patriarche du Chan en Chine.
Bodhidharma a apporté une approche simple et directe du bouddhisme, s'éloignant de l'étude des textes et des rituels. Il se concentrait directement sur l'esprit lui-même.
Son enseignement clé est résumé en quatre lignes célèbres qui sont devenues le fondement du Chan :
Une transmission spéciale en dehors des écritures (教外別傳) ;
Aucune dépendance aux mots et aux lettres (不立文字) ;
Pointant directement vers l'esprit humain (直指人心) ;
Voir sa propre nature et atteindre la bouddhéité (見性成佛).
Il s'agissait d'un défi évident pour les écoles bouddhistes de l'époque, plus axées sur les livres. Cela suggérait que l'illumination ne se trouvait pas dans les textes anciens, mais dans l'expérience directe de son propre esprit.
L'enseignement fut transmis par une lignée de patriarches, de Bodhidharma aux Deuxième, Troisième, Quatrième et Cinquième. Durant cette période, l'école grandit, mais une tension majeure s'installa.
Cette tension s'est formée autour de deux conceptions différentes de l'illumination. L'École du Nord, dirigée par le vénérable moine Shenxiu (神秀), enseignait une approche.
Ils croyaient en « l'illumination progressive ». L'esprit devait être purifié progressivement. La pratique impliquait de travailler dur pour polir l'esprit, éliminer la « poussière » et révéler sa pureté naturelle.
L'école du Sud enseignait quelque chose de très différent. Elle était dirigée par Huineng (慧能), qui travaillait à la cuisine du monastère et ne savait ni lire ni écrire. Cette école enseignait « l'illumination soudaine ».
Cela a donné lieu à l’un des événements les plus importants de l’histoire du bouddhisme : un concours de poésie.
Le cinquième patriarche, Hongren, souhaitait trouver son successeur. Il demanda à ses moines d'écrire un court poème pour témoigner de leur compréhension. Shenxiu, que tout le monde attendait comme élu, écrivit son poème sur le mur d'un monastère.
Huineng ne savait pas écrire, mais il entendit la lecture du poème de Shenxiu. Il comprit immédiatement qu'il manquait quelque chose d'important. Il demanda à quelqu'un d'écrire sa réponse.
Les deux poèmes montraient une profonde différence de compréhension.
Shenxiu (神秀) - École du Nord | Huineng (慧能) - École du Sud |
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Le corps est l'arbre Bodhi, L'esprit est comme le support d'un miroir brillant. Maintes et maintes fois, polissez-le avec diligence, Et ne laissez pas la poussière se poser. |
Bodhi n'a à l'origine aucun arbre, Le miroir lumineux n'a pas non plus de support. Fondamentalement, il n’y a pas une seule chose, Où la poussière pourrait-elle se poser ? |
Le poème de Shenxiu parle d'effort et de séparation. Il y a un esprit, tel un miroir, qui doit être nettoyé. Il y a une personne qui doit faire ce nettoyage. Il s'agit de devenir quelque chose.
Le poème de Huineng évoque quelque chose de complètement différent. Il efface la séparation. Il n'y a pas d'« esprit » distinct à polir, car sa véritable nature est déjà pure, vide et complète. Il n'y a rien à gagner, seulement quelque chose à voir.
Devant cette profonde intuition, le Cinquième Patriarche comprit qu'il avait trouvé son successeur. Il appela Huineng en secret, lui remit le Dharma et les symboles du pouvoir, et lui dit de se diriger vers le sud pour protéger l'enseignement et sa vie de la jalousie qui s'ensuivrait.
Cet événement a marqué la véritable naissance de l’École du Sud et a déclenché une révolution qui définirait Chan pour toujours.
Le cœur du Chan
Les enseignements de Huineng, l'ouvrier de cuisine devenu le sixième patriarche, ont été consignés dans un texte appelé le Sutra de la plate-forme du sixième patriarche (壇經).
Ce texte est remarquable. C'est le seul ouvrage d'un Chinois à être qualifié de « sûtra », titre généralement réservé aux paroles directes du Bouddha. Cela témoigne de son importance dans le bouddhisme est-asiatique.
Le Sūtra de la Plateforme n'est pas un livre de philosophie complexe, mais un récit vivant de la vie et des enseignements directs de Huineng. Ces enseignements ont conduit à la victoire de l'École du Sud et sont devenus le fondement de presque toutes les écoles ultérieures de Chan et de Zen.
Au cœur de ce projet se trouvent plusieurs idées nouvelles qui ont rendu l’illumination accessible à tous.
L'enseignement le plus fondamental est celui de la nature inhérente de Bouddha (見性成佛, jiànxìng chéngfó ). Huineng enseignait que tous les êtres possèdent déjà une nature pure et éveillée.
L'illumination n'est pas un objectif lointain à atteindre ni une construction progressive. C'est une vérité à découvrir. Le travail ne consiste pas à construire, mais à voir.
De là naît l'idée d'« illumination soudaine » (頓悟, dùnwù ). C'est la reconnaissance directe et instantanée de votre véritable nature.
Cela ne signifie pas que la pratique n'est pas nécessaire. Cela change son objectif. La méditation et les actions quotidiennes ne permettent pas de créer progressivement un esprit éveillé. Ce sont des moyens de se préparer à la vérité qui a toujours été présente et de l'exprimer.
Huineng enseignait également que la méditation et la sagesse ne sont pas distinctes (定慧不二, dìnghuì bù'èr ). Il expliquait que le samādhi (concentration profonde) est l'essence de la prajñā (sagesse), et que la sagesse est l'œuvre de la concentration. Ce ne sont pas deux choses différentes à développer séparément.
Lorsque vous êtes véritablement concentré, la sagesse est là. Lorsque vous êtes véritablement sage, la concentration se fait naturellement. Ce sont les deux faces d'une même pièce de conscience.
Une idée souvent mal comprise est celle de « sans pensée » (無念, wúniàn ). Cela ne signifie pas avoir la tête vide, être en transe ou cesser de penser.
Imaginez-le ainsi : l’esprit en « non-pensée » est comme un miroir parfait. Il reflète tout ce qui apparaît – une pensée, un son, une émotion – clairement et sans distorsion.
Mais il ne s'accroche pas au reflet. Il ne crée pas d'histoire autour de lui, ne le juge pas et ne s'identifie pas à lui. La pensée surgit, est perçue clairement et passe, laissant l'esprit-miroir propre. C'est la liberté de ne pas être prisonnier de ses pensées, et non la liberté de penser elle-même.
Ces enseignements étaient radicaux. Ils retiraient l'illumination des mains des moines érudits et la rendaient accessible à tous, quel que soit leur statut social ou leur niveau d'éducation.
Ce message direct, puissant et libérateur aida finalement l'École du Sud à vaincre l'École du Nord. L'enseignement « soudain » de Huineng devint l'approche principale, façonnant l'avenir du Chan en Chine, puis du Zen au Japon et au-delà.
L'âge d'or
Après Huineng, le Chan se divisa en plusieurs branches. Ses idées révolutionnaires étaient comme une graine, et dans le riche terreau culturel des dynasties chinoises des Tang (618-907) et des Song (960-1279), elles prirent de multiples formes. Cette époque est appelée « l'âge d'or du Chan ».
L'énergie créatrice des Tang et la pensée profonde des Song, ainsi que des siècles de brassage avec les idées taoïstes et confucéennes chinoises, ont créé un environnement idéal pour l'essor du Chan. Il est devenu moins une religion indienne importée qu'une véritable voie spirituelle chinoise.
Durant cette période, le courant unique du Chan de Huineng s'est divisé en plusieurs lignées distinctes, connues sous le nom des « Cinq Maisons du Chan » (禪宗五家).
Cette ramification a montré à quel point la tradition était devenue riche et mature, car différents maîtres ont créé des moyens uniques pour guider les étudiants vers la même vision que Huineng avait soulignée.
Les cinq maisons étaient :
* L'école Caodong (曹洞宗) : Fondée par les maîtres Dongshan Liangjie et Caoshan Benji, cette école se concentrait sur « l'illumination silencieuse » (默照禪, mòzhào chán ). Elle mettait l'accent sur la méditation assise calme et ouverte ( zazen ) comme expression directe de la nature éveillée déjà présente. Cette lignée s'est ensuite propagée au Japon avec Dōgen au début du XIIIe siècle, devenant l'école Sōtō.
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L'école Linji (臨濟宗) : Fondée par l'audacieux maître Linji Yixuan, cette école était réputée pour ses méthodes d'enseignement directes et dynamiques. Linji et ses disciples utilisaient les cris, les coups et les questions énigmatiques pour perturber les élèves. Cette école développa la pratique du gōng'àn (公案, appelé kōan au Japon) – de courtes histoires ou dialogues énigmatiques – pour épuiser l'esprit et déclencher une percée. Cette lignée fut introduite au Japon par Eisai à la fin du XIIe siècle, devenant l'école Rinzai.
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L'école Guiyang (潙仰宗) : une école ancienne et influente connue pour son utilisation de gestes symboliques et de dialogues mystérieux, elle a finalement été absorbée par la plus grande école Linji.
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L'école Yunmen (雲門宗) : Fondée par le maître Yunmen Wenyan, cette lignée était célèbre pour ses « barrières d'un seul mot » courtes et souvent déroutantes. Un élève pouvait poser une question profonde sur la réalité, et Yunmen répondait par un seul mot qui interrompait toute réflexion.
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L'école Fayan (法眼宗) : Cette école, apparue plus tard dans la période, était connue pour une approche plus intellectuelle, mélangeant habilement les idées Chan avec les enseignements d'autres traditions bouddhistes comme l'école Huayan axée sur le texte.
Cette croissance ne se limita pas aux monastères. Le Chan se répandit dans toute la culture chinoise, influençant la poésie, la peinture et la calligraphie. L'image du maître éclairé, libre et naturel, devint un idéal culturel. C'est ce Chan mature, diversifié et culturellement intégré que les moines japonais découvrirent en venant étudier.
Une racine partagée
Nous pouvons maintenant revenir à notre première question avec une compréhension plus approfondie. Zen est le nom japonais du Chan. Mais ce simple fait porte aujourd'hui le poids de mille ans d'histoire.
Le Zen qui s'est fait connaître en Occident, principalement à travers les enseignements des écoles Rinzai et Sōtō, vient directement des maisons Linji et Caodong du Chan.
Ces maisons étaient le fruit de l'« Âge d'or » du Chan dans la Chine des Tang et des Song. Cet âge d'or fut suscité par les enseignements révolutionnaires, centrés sur l'esprit et profondément libérateurs d'un ouvrier illettré du Sud : Huineng, le sixième patriarche.
Comprendre le Chan ne consiste pas seulement à connaître un autre mot pour désigner le Zen. C'est en connaître la source. C'est comprendre que la voie de méditation et de compréhension profonde pratiquée aujourd'hui dans les centres du monde entier découle directement d'un fleuve qui a creusé son chemin à travers la Chine ancienne.